Les Stances Jean Moréas 1ER LIVRE (I) P7 Le grain de blé nourrit et l' homme et les corbeaux. L' arbre palladien produit la douce olive, Et le triste cyprès, debout sur les tombeaux, Balance vainement une cime plaintive. Hélas ! N' as-tu point vu ta plus chère amitié Etaler à tes yeux la face du vulgaire ? Tu ne sais pas languir et souffrir à moitié : Quand tu reprends ton coeur, c' est qu' il n' en reste Guère. P8 Que ce soit dans la ville ou près des flots amers, Au fond de la forêt ou sur le mont sinistre, Va, pars et meurs tout seul en récitant des vers : Ce sont troupeaux encor les cygnes du Caystre. 1ER LIVRE (II) P9 Mélancolique mer que je ne connais pas, Tu vas m' envelopper dans ta brume légère ; Sur ton sable mouillé je marquerai mes pas, Et j' oublierai soudain et la ville et la terre. P10 Ô mer, ô tristes flots, saurez-vous, dans vos bruits, Qui viendront expirer sur les sables sauvages, Bercer jusqu' à la mort mon coeur, et ses ennuis Qui ne se plaisent plus qu' aux beautés des naufrages ? 1ER LIVRE (III) P11 Eh quoi ! Peut-être aussi c' était mon naturel : Je fus doux, étant dur, et rieur, étant sombre ; Je voulus faire un dieu de tout ce temporel, Et je traîne après moi des fantômes sans nombre. P12 L' homme mortel succombe et le sort est vainqueur. Apollon, dieu cruel, ennemi de ta race, Si tu m' as fait saigner tout le sang de mon coeur, Ce que tu châtiais, c' était ta propre audace. 1ER LIVRE (IV) P13 Je songe à ce village assis au bord des bois, Aux bois silencieux que novembre dépouille, Aux studieuses nuits, -et près du feu je vois Une vieille accroupie et filant sa quenouille. P14 Toi que j' ai rencontrée à tous les carrefours Où tu guidais mes pas, mélancolique et tendre, Lune, je te verrai te mirant dans le cours D' une belle rivière et qui commence à prendre. 1ER LIVRE (V) P15 Tu crains de confesser tes imperfections, Tu pleures, pauvre sot, sur ta force perdue. Je veux dix fois le jour haïr mes actions En couronnant de fleurs ma tête entrechenue. P16 Muse, pour tes vrais fils aujourd' hui c' est demain ! Mais si leur coeur descend au niveau de la foule, Ce bon vin plein d' ardeur qu' ils buvaient dans ta main Tourne comme du lait et comme une eau s' écoule. 1ER LIVRE (VI) P17 Tantôt semblable à l' onde et tantôt monstre ou tel L' infatigable feu, ce vieux pasteur étrange (ainsi que nous l' apprend un ouvrage immortel) Se muait. Comme lui, plus qu' à mon tour, je change. P18 Car je hais avant tout le stupide indiscret, Car le seul juste point est un jeu de balance, Qu' enfin dans mon esprit je conserve un secret Qui remplirait d' effroi l' humaine nonchalance. 1ER LIVRE (VII) P19 Ô mon esprit en feu, que vous me décevez ! Comment de pauvres yeux sauraient-ils vous atteindre ? J' ai vu ces sables blancs et ces rochers crevés, Retraite désirée : ils ne sont point à peindre. P20 Mais qu' il se trouve ailleurs un ciel aérien Où des caps sourcilleux lèvent un front superbe, Quoi ! Mon esprit, pour vous le plus rare n' est rien : C' est la même beauté que vous mangez en herbe. 1ER LIVRE (VIII) P21 Les roses que j' aimais s' effeuillent chaque jour ; Toute saison n' est pas aux blondes pousses neuves ; Le zéphyr a soufflé trop longtemps ; c' est le tour Du cruel aquilon qui condense les fleuves. P22 Vous faut-il, allégresse, enfler ainsi la voix, Et ne savez-vous point que c' est grande folie, Quand vous venez sans cause agacer sous mes doigts Une corde vouée à la mélancolie ? 1ER LIVRE (IX) P23 Calliope, Erato, filles de Jupiter, Je vous invoque ici sur la harpe sonore ; Je le faisais enfant, et bientôt mon hiver Passera mon automne et mon printemps encore P24 Quelle bizarre Parque au coeur capricieux Veut que le sort me flatte au moment qu' il me brave ? Les maux les plus ingrats me sont présents des dieux, Je trouve dans ma cendre un goût de miel suave. 1ER LIVRE (X) P25 J' ai choisi cette rose au fond d' un vieux panier Que portait par la rue une marchande rousse ; Ses pétales sont beaux du premier au dernier, Sa pourpre vigoureuse en même temps est douce P26 Vraiment d' une autre rose elle diffère moins Que la lanterne fait d' une vessie enflée : À ne s' y pas tromper qu' un sot mette ses soins, Mais la perfection est chose plus celée. 1ER LIVRE (XI) P27 Ne dites pas : la vie est un joyeux festin ; Ou c' est d' un esprit sot ou c' est d' une âme basse. Surtout ne dites point : elle est malheur sans fin ; C' est d' un mauvais courage et qui trop tôt se lasse. P28 Riez comme au printemps s' agitent les rameaux, Pleurez comme la bise ou le flot sur la grève, Goûtez tous les plaisirs et souffrez tous les maux ; Et dites : c' est beaucoup et c' est l' ombre d' un rêve. 1ER LIVRE (XII) P29 Les morts m' écoutent seuls, j' habite les tombeaux ; Jusqu' au bout je serai l' ennemi de moi-même. Ma gloire est aux ingrats, mon grain est aux corbeaux ; Sans récolter jamais je laboure et je sème. P30 Je ne me plaindrai pas : qu' importe l' aquilon, L' opprobe et le mépris, la face de l' injure ! Puisque quand je te touche, ô lyre d' Apollon, Tu sonnes chaque fois plus savante et plus pure ? 1ER LIVRE (XIII) P31 Rompant soudain le deuil de ces jours pluvieux, Sur les grands marronniers qui perdent leur couronne, Sur l' eau, sur le tardif parterre et dans mes yeux Tu verses ta douceur, pâle soleil d' automne. P32 Soleil, que nous veux-tu ? Laisse tomber la fleur ! Que la feuille pourrisse et que le vent l' emporte ! Laisse l' eau s' assombrir, laisse-moi ma douleur Qui nourrit ma pensée et me fait l' âme forte. 1ER LIVRE (XIV) P33 Ce que ma fantaisie a ce soir entrepris Ressemble à quelque essaim aux vibrantes antennes. Bien que la lune manque à ce ciel de Paris, La merveille du monde après celui d' Athènes. P34 Muse, que sur mon front tu te viennes pencher En me montrant tes yeux qui sont mon plus doux charme Je saisirai la lyre à l' instar de l' archer Qui marche sur les morts tout en bandant son arme. 1ER LIVRE (XV) P35 Paris, je te ressemble : un instant le soleil Brille dans ton ciel bleu, puis soudain c' est la brume ; Au veuf septentrion si tu te fais pareil, Tu passes les pays que le zéphyr parfume. P36 Triste jusqu' à la mort, en même temps joyeux, Tout m' est concours heureux et sinistre présage ; Sans cause l' allégresse a pleuré dans mes yeux, Et le sombre destin sourit sur mon visage. 1ER LIVRE (XVI) P37 Je songe aux ciels marins, à leurs couchants si doux, À l' écumante horreur d' une mer démontée, Au pêcheur dans sa barque, aux crabes dans leurs trous, À Néère aux yeux bleus, à Glaucus, à Protée. P38 Je songe au vagabond supputant son chemin, Au vieillard sur le seuil de la cabane ancienne, Au bûcheron courbé, sa cognée à la main, À la ville, à ses bruits, à mon âme, à sa peine. 1ER LIVRE (XVII) P39 Adieu, la vapeur siffle, on active le feu ; Dans la nuit le train passe ou c' est l' ancre qu' on Lève ; Qu' importe ! On vient, on part ; le flot soupire : Adieu ! Qu' il arrive du large ou qu' il quitte la grève. P40 Les roses vont éclore, et nous les cueillerons ; Les feuilles du jardin vont tomber une à une. Adieu ! Quand nous naissons, adieu ! Quand nous Mourons Et comme le bonheur s' envole l' infortune. 2E LIVRE (I) P43 Au temps de ma jeunesse, harmonieuse lyre, Comme l' eau sous les fleurs, ainsi chantait ta voix ; Et maintenant, hélas ! C' est un sombre délire : Tes cordes en vibrant ensanglantent mes doigts. P44 Le calme ruisselet traversé de lumière Reflète les oiseaux et le ciel de l' été, Ô lyre, mais de l' eau qui va creusant la pierre Au fond d' un antre noir, plus forte est la beauté. 2E LIVRE (II) P45 Il est doux d' écouter le roseau qui soupire Avec d' autres roseaux dans un riant vallon : Un front pensif se courbe à ces accords que tire Des chênes assemblés le rapide aquilon. P46 Mais, qu' auprès de la voix de l' arbre solitaire, Les roseaux, la chênaie exhalent un vain bruit, Quand sur la triste plaine où descend le mystère, Elle lamente au vent qui précède la nuit ! 2E LIVRE (III) P47 Toi qui prends en pitié le deuil de la nature Et qui laisses tes soeurs flatter l' éclat du jour, Fille du sombre hiver, que tu sois la parure Ou de la pâle mort ou du brillant amour, P48 Violette d' azur, que tu plais à cette âme Où je remue en vain les cendres du désir ! Les lys sont orgueilleux, la rose a trop de flamme, Et le myrte frivole aime trop le plaisir. 2E LIVRE (IV) P49 Je viens de mal parler de toi, rose superbe ! Si ton éclat est vif, rose, tu sais pourtant, Seule dans le cristal, au milieu de la gerbe, Aussi bien que les yeux rendre le coeur content. P50 Un jour, contre le mur d' une porte gothique (j' errais en ce temps-là dans les pays du nord) Rose, tu m' apparus très pâle et fantastique Et frissonnante au vent plein de pluie et de mort. 2E LIVRE (V) P51 Ce n' est pas vers l' azur que mon esprit s' envole : Je pense à toi, plateau hanté des chevriers. Aux pétales vermeils, à la blanche corolle, Je préfère le deuil de tes genévriers. P52 Noir plateau, ce qui berce une audace rendue, Ce n' est point le zéphyr sur les flots de la mer, C' est la plainte du vent sur ta morne étendue Où je voudrais songer prisonnier de l' hiver. 2E LIVRE (VI) P53 Chênes mystérieux, forêt de la Grésigne, Qui remplissez le gouffre et la crête des monts, J' ai vu vos clairs rameaux sous la brise bénigne Balancer doucement le ciel et ses rayons. P54 Ah ! Dans le sombre hiver, pendant les nuits d' orage, Lorsqu' à votre unisson lamentent les corbeaux, Lorsque passe l' éclair sur votre fier visage, Chênes que vous devez être encore plus beaux ! 2E LIVRE (VII) P55 Quand pourrai-je, quittant tous les soins inutiles Et le vulgaire ennui de l' affreuse cité, Me reconnaître enfin, dans les bois, frais asiles, Et sur les calmes bords d' un lac plein de clarté ! Mais plutôt, je voudrais songer sur tes rivages, Mer, de mes premiers jours berceau délicieux. J' écouterai gémir tes mouettes sauvages, L' écume de tes flots rafraîchira mes yeux. P56 Ah, le précoce hiver a-t-il rien qui m' étonne ? Tous les présents d' avril, je les ai dissipés, Et je n' ai pas cueilli la grappe de l' automne, Et mes riches épis, d' autres les ont coupés. 2E LIVRE (VIII) P57 Les branches en arceaux quand le printemps va naître, Les ronces sur le mur, le pâturage herbeux, Les sentiers de mulets, et cet homme champêtre Qui, pour fendre le sol, guide un couple de boeufs, P58 La nuit sur la jetée où le phare s' allume, Et l' horizon des flots lorsque le jour paraît ; - Qu' importe ! Je respire, ô ville, dans ta brume, La montagne et les champs, la mer et la forêt. 2E LIVRE (IX) P59 Ô ciel aérien inondé de lumière, Des golfes de là-bas cercle brillant et pur, Immobile fumée au toit de la chaumière, Noirs cyprès découpés sur un rideau d' azur ; Oliviers du Céphise, harmonieux feuillages Que l' esprit de Sophocle agite avec le vent ; Temples, marbres brisés, qui, malgré tant d' outrages, Seuls gardez dans vos trous tout l' avenir levant ; P60 Parnès, Hymette fier qui, repoussant les ombres, Retiens encor le jour sur tes flancs enflammés ; Monts, arbres, horizons, beaux rivages, décombres, Quand je vous ai revus, je vous ai bien aimés. 2E LIVRE (X) P61 Céphise, fier torrent, j' ai l' âme encore heureuse Du jour que j' ai revu tes bords pleins de clarté ; Tu gardes dans ton lit la grâce sinueuse De ton onde tarie aux rayons de l' été. 2E LIVRE (XI) P63 De ce tardif avril, rameaux, verte lumière, Lorsque vous frissonnez, Je songe aux amoureux, je songe à la poussière Des morts abandonnés. P64 Arbres de la cité, depuis combien d' années Nous nous parlons tout bas ! Depuis combien d' hivers vos dépouilles fanées Se plaignent sous mes pas ! 2E LIVRE (XII) P65 Avril sourit, déjà plus douces me retiennent Les rudes mailles du destin, Et de riants pensers à présent me reviennent Comme les feuilles au jardin. P66 Eh quoi ! Ce peu de miel dans la dernière goutte Me serait-il enfin permis, Ô sombre vie ? Hélas ! Si c' est la peine toute, Sommes-nous pas de vieux amis ? 2E LIVRE (XIII) P67 Donc, vous allez fleurir encor, charmants parterres ! Déjà se courbent en arceaux Et s' emplissent de bruit dans les vieux cimetières Les arbres gardiens des tombeaux. P68 Couvrez d' un tendre vert, arbres, vos branches fortes : Quand viendra l' autan détesté, Il lui faudra tout l' or des belles feuilles mortes Pour en rehausser sa beauté. 2E LIVRE (XIV) P69 Palinure au grand coeur, le pilote d' énée, Qui, prudent, d' un fort bras Guidait le gouvernail, subit la destinée Que l' on n' évite pas. Instrument de la haine, un repos exécrable Lui vint tromper les yeux, Et, déjà près du port, il périt, misérable, Dans les flots tortueux. P70 Et moi, lorsque le Pinde et les neuf soeurs ensemble Ont mes voeux couronnés, Lorsque je touche au ciel, faut-il que je ressemble Aux plus abandonnés ! 2E LIVRE (XV) P71 Esprit astucieux, adorable puissance, Qui sans cesse guides ma main Sur la corde sonore et nargues l' innocence De mon entendement humain, P72 Ah ! Ne te lasse point d' éclairer les ténèbres De ma vie au sombre détour, Et de faire germer dans ses fentes funèbres Ces fleurs plus belles que le jour. 2E LIVRE (XVI) P73 Eau printanière, pluie harmonieuse et douce Autant qu' une rigole à travers le verger Et plus que l' arrosoir balancé sur la mousse, Comme tu prends mon coeur dans ton réseau léger ! P74 À ma fenêtre, ou bien sous le hangar des routes Où je cherche un abri, de quel bonheur secret Viens-tu mêler ma peine, et dans tes belles gouttes Quel est ce souvenir et cet ancien regret ? 2E LIVRE (XVII) P75 Lierre, que tu revêts de grâce bucolique Les ruines des monuments ! Et tu me plais encor sur le platane antique Qu' étouffent tes embrassements. P76 Mais je t' aime surtout, sombre et sinistre lierre, À quelque fontaine pendu, Et laissant l' eau couler, plaintive, dans la pierre D' un bassin que l' âge a fendu. 2E LIVRE (XVIII) P77 Nuages qu' un beau jour à présent environne, Au-dessus de ces champs de jeune blé couverts, Vous qui m' apparaissez sur l' azur monotone, Semblables aux voiliers sur le calme des mers ; P78 Vous qui devez bientôt, ayant la sombre face De l' orage prochain, passer sous le ciel bas, Mon coeur vous accompagne, ô coureurs de l' espace ! Mon coeur qui vous ressemble et qu' on ne connaît pas. 2E LIVRE (XIX) P79 Beaux présents que la muse, hélas ! M' accorde encore, Ô mes vers, autrefois Vous étiez, au jardin, la fleur qui vient d' éclore Et l' oiseau dans les bois ; P80 Vous étiez le ruisseau quand le soleil l' égaie Et s' en fait un miroir. Et maintenant, mes vers, d' une mortelle plaie Vous êtes le sang noir ! 2E LIVRE (XX) P81 Muse, comment sais-tu de ces heures sinistres Tisser un jour vermeil, Comment à l' unisson fais-tu sonner les sistres Dans un discord pareil ? P82 Ah ! Sur ton Pinde encor se peut-il que je sache Me frayer un chemin, Et ton laurier sacré, faut-il que je l' arrache De cette impure main ? 2E LIVRE (XXI) P83 Ô ma lyre, cessons de nous couvrir de cendre Comme auprès d' un cercueil ! Je t' orne de verdure et ne veux plus entendre Des paroles de deuil. P84 Mais non, fais retentir d' une douleur non feinte, Lyre, l' accent amer ! N' es-tu pas l' alcyon qui calme de sa plainte Les vagues de la mer ? 3E LIVRE (I) P87 Été, tous les plaisirs que ta saison m' apporte Comme ceux du printemps ont perdu leur attrait. Adieu, le tendre automne ! A présent, qu' à ma porte Vienne heurter l' hiver, j' ouvrirai sans regret. Dans l' antique forêt, le vent et la cognée Sèment de l' arbre fort les rameaux à ses pieds, Et parmi les humains la juste destinée Abat à chaque coup gloire, amour, amitiés. P88 Moins doucement la feuille à la brise soupire, Que la branche frappée en tombant ne se plaint, Et lorsque le malheur s' exhale de la lyre, Tout autre chant n' est plus qu' un écho qui s' éteint. Vie exécrable, ô jours que corrompt l' amertume, Je vous surmonte encor, mais mon coeur est brisé ; Et s' il a plus d' éclat, peut-être, il se consume Ce feu sombre et divin qui m' avait embrasé. 3E LIVRE (II) P89 Je songe, chaque fois que le dégoût m' accable D' un retour importun, Aux pâles frêles lys qui poussent dans le sable Et que nourrit l' embrun, P90 À la plainte que font les barques, lorsque fouette La tempête en sanglots, Au cap baigné d' écume, aux cris de la mouette Qui vole au ras des flots. 3E LIVRE (III) P91 Me voici seul enfin, tel que je devais l' être : Les jours sont révolus. Ces dévouements couverts que tu faisais paraître Ne me surprendront plus. Le mal que tu m' as fait et ton affreux délire Et ses pièges maudits, Depuis longtemps déjà les cordes de la lyre Me les avaient prédits. P92 Au vent de ton malheur tu n' es en quelque sorte Qu' un fétu ballotté ; Mais j' accuse surtout celui qui se comporte Contre sa volonté. 3E LIVRE (IV) P93 L' éclair illuminait la nuit de ses beaux feux, À la vitre déjà retentissait l' orage, Plein d' angoisse le temps rampait entre nous deux, Et j' étais là pareil à quelque sombre image. Tu te berçais au son de ta plaintive voix, Mais j' osais supputer et ta faute et la mienne, Et dans mon coeur, c' était comme une affreuse poix Toute cette clarté de notre vie ancienne. P94 Va, le ciel peut m' étreindre en sa droite de fer, Ton âme se montrer à sa Parque infidèle, Mais fuyant le malheur et le cruel hiver, Je n' imiterai pas l' étrangère hirondelle. 3E LIVRE (V) P95 Je vous revois toujours, immobiles cyprès, Dans la lumière dure, Découpés sur l' azur, au bord des flots, auprès D' une blanche clôture : P96 Je garde aussi les morts ; elle a votre couleur, Mon âme, sombre abîme. Mais je m' élance hors la Parque et le malheur, Pareil à votre cime. 3E LIVRE (VI) P97 Relève-toi, mon âme, et redeviens la cible De mille flèches d' or : Il faut qu' avec ma main cette Minerve horrible Frappe la lyre encor. L' arbre portant ses fruits, le vent qui le renverse, Sur le front d' un ami La pâle mort déjà, la trahison qui berce Le soupçon endormi, P98 L' étoile à l' horizon, le phare sur le môle, La coupe au cristal fin Que j' ai jetée ainsi par-dessus mon épaule, Toute pleine de vin, Et chacun de mes jours, tels qu' une fleur qui passe Sur l' onde et disparaît : Dans mon destin comment sauraient-ils trouver place Cet espoir, ce regret ? 3E LIVRE (VII) P99 Qu' importe à la rose superbe Le vent qui l' effeuille sur l' herbe ! Qu' importe à l' aigle étincelant Le plomb qui l' abat tout sanglant ! Qu' importe aux accents de ma lyre Le plus injurieu délire, Et qu' importe à ma vie encor D' avoir si mal pris son essor ! 3E LIVRE (VIII) P101 Ah, fuyez à présent, malheureuses pensées, Ô colère, ô remords, Souvenirs qui m' avez les deux tempes pressées De l' étreinte des morts ; Sentiers de mousse pleins, vaporeuses fontaines, Grottes profondes, voix Des oiseaux et du vent, lumières incertaines Des sauvages sous-bois ; P102 Insectes, animaux, larves, beauté future, Grouillant et fourmillant ; Ne me repousse pas, ô divine nature, Je suis ton suppliant. 3E LIVRE (IX) P103 Grands bois, je vous verrai brillants sous un ciel D' ambre Ou de molles vapeurs noyés ; Je vous verrai si fiers quand le triste novembre Vous aura meurtris et rouillés. Pour moi, l' amour n' est plus cette source de larmes Où je buvais avidement ; Une fausse amitié me cause trop d' alarmes, Et je sais que la gloire ment. P104 Enveloppez mon coeur dans les plis de vos ombres ; Ma muse, fille des cités, Ô bois, a su garder au fond de ses yeux sombres Le souvenir de vos beautés. 3E LIVRE (X) P105 Belle lune d' argent, j' aime à te voir briller Sur les mâts inégaux d' un port plein de paresse, Et je rêve bien mieux quand ton rayon caresse, Dans un vieux parc, le marbre où je viens m' appuyer. P106 J' aime ton jeune éclat et tes beautés fanées, Tu me plais sur un lac, sur un sable argentin, Et dans la vaste nuit de la plaine sans fin, Et dans mon cher Paris, au bout des cheminées. 3E LIVRE (XI) P107 Dans le jeune et frais cimetière Je suis assis sur une pierre. Aux arbres s' apaise le bruit Des oiseaux, car voici la nuit. Sans vous envier ni vous plaindre, Je regarde le jour s' éteindre Sur les tertres de croix semés, Ô pâles morts, où vous dormez. 3E LIVRE (XII) P109 Ô toi qui sur mes jours de tristesse et d' épreuve Seule reluis encor, Comme un ciel étoilé qui, dans la nuit d' un fleuve, Brise ses flèches d' or, Aimable poésie, enveloppe mon âme D' un subtil élément, Que je devienne l' eau, la tempête et la flamme, La feuille et le sarment : P110 Que, sans m' inquiéter de ce qui trouble l' homme, Je croisse verdoyant Tel un chêne divin, et que je me consomme Comme le feu brillant ! 3E LIVRE (XIII) P111 Je me compare aux morts, à la source tarie, À l' obscur horizon, À la fleur effeuillée, à la feuille pourrie Sur un pâle gazon, À l' arbre qu' on abat dans un bois sans verdure Pour former un cercueil, Aux brouillards de l' hiver, à toute la nature De tristesse et de deuil. P112 Mais ne suis-je plutôt à l' océan semblable, Qui, toujours florissant, Laisse le vol du temps passer, et sur le sable Ecume en gémissant ? 3E LIVRE (XIV) P113 Sur la plaine sans fin, dans la brise et le vent, Se dresse l' arbre solitaire, Pensif, et chaque jour son feuillage mouvant Jette son ombre sur la terre. Les oiseaux dans leur vol viennent poser sur lui. Sont-ils corbeaux, ramiers timides ? L' affreux lichen le ronge ; il est le sûr appui Du faible lierre aux noeuds perfides. P114 Plus d' une fois la foudre et l' autan furieux Ont fracassé sa haute cime ; Même il reçoit les coups de l' homme industrieux Sans s' étonner, triste et sublime. 4E LIVRE (I) P117 Le coq chante là-bas ; un faible jour tranquille Blanchit autour de moi ; Une dernière flamme aux portes de la ville Brille au mur de l' octroi. Ô mon second berceau, Paris, tu dors encore Quand je suis éveillé Et que j' entends le pouls de mon grand coeur sonore Sombre et dépareillé. P118 Que veut-il, que veut-il, ce coeur ? Malgré la cendre Du temps, malgré les maux, Pense-t-il reverdir, comme la tige tendre Se couvre de rameaux ? 4E LIVRE (II) P119 Tu me la dois enfin, cette faveur, ô Parque, Qui filas tous mes maux, De songer à mon gré, balancé dans la barque Sous les feux des Gémeaux. Puisque tu veux qu' ainsi me versent l' amertume Calliope et Péan, Fais que mes yeux lassés soient baignés de l' écume De l' immense océan. P120 Et puisque le laurier se flétrit sur mes tempes Et tombe grain à grain, Sur ma tête fatale emmêle et tords les hampes Du pâle lys marin. 4E LIVRE (III) P121 Hymette, mont sacré, divinité vivante, Mieux que l' humaine voix, Mieux que le vent d' Auster qui répand l' épouvante Au plus profond des bois, Tu me parlais avec la grâce de ta ligne Qui courbe tes sommets, Et d' écouter le ciel, certes, j' étais plus digne Que je ne fus jamais. P122 Ô héros, sur tes flancs la mort du jour imprime Le plus clair orient, Car, comme un fruit pressé, l' âme sur toi s' exprime Du rubis souriant. Et pourtant, ce n' est pas la joie insidieuse D' une aimable couleur Qui me rattache à toi, mais l' ombre pluvieuse Qui te vêt de malheur : C' est par elle qu' ainsi le sens de ma nature Au tien a répondu, Elle qui d' Apollon l' esprit plein d' imposture A du coup confondu. 4E LIVRE (IV) P123 Sunium, Sunium, sublime promontoire Sous le ciel le plus beau, De l' âme et de l' esprit, de toute humaine gloire Le berceau, le tombeau ! Jadis, bien jeune encor, lorsque le jour splendide Sort de l' ombre vainqueur, Ton image a blessé, comme d' un trait rapide, Les forces de mon coeur. P124 Ah ! Qu' il saigne, ce coeur ! Et toi, mortelle vue, Garde toujours doublé, Au-dessus d' une mer azurée et chenue, Un temple mutilé. 4E LIVRE (V) P125 Roses, en bracelet autour du tronc de l' arbre, Sur le mur, en rideau, Svelte parure au bord de la vasque de marbre D' où s' élance un jet d' eau, P126 Roses, je veux encor tresser quelque couronne Avec votre beauté, Et comme un jeune avril embellir mon automne Au bout de mon été. 4E LIVRE (VI) P127 En dépit de mes maux, de la nuit de mon âme, Je me sens plus vivant Que ne le fut jamais sur le brasier la flamme Quand l' exalte un bon vent. P128 Misérable démon, qui t' attaches à nuire, Pauvre facétieux, Tu vois bien qu' à la fin nous pouvons te réduire, Et moi-même et les dieux. 4E LIVRE (VII) P129 Compagne de l' éther, indolente fumée, Je te ressemble un peu : Ta vie est d' un instant, la mienne est consumée, Mais nous sortons du feu. P130 L' homme, pour subsister, en recueillant la cendre, Qu' il use ses genoux ! Sans plus nous soucier et sans jamais descendre, Evanouissons-nous ! 4E LIVRE (VIII) P131 Tu souffres tous les maux et tu ne fais que rire De ton lâche destin ; Tu ne sais pas pourquoi tu chantes sur ta lyre Du soir jusqu' au matin. Poète, un grave auteur dira que tu t' amuses Sans trop d' utilité ; Va, ne l' écoute point : Apollon et les Muses Ont bien quelque beauté. P132 Laisse les uns mourir et vois les autres naître, Les bons ou les méchants, Puisque tout ici-bas ne survient que pour être Un prétexte à tes chants. 4E LIVRE (IX) P133 Coupez le myrte blanc aux bocages d' Athènes À Nîmes le jasmin ; À Lille et dans Paris, que les roses hautaines Tombent sous votre main, P134 Aux Martigues d' azur allez cueillir encore La flore des étangs, Pour former la couronne, amis, qui me décore Et me garde du temps. 4E LIVRE (X) P135 Ô monts justement fiers de vos pentes arides, Ô bords où j' égarais mes pas, Ô vagues de la mer, berceau des Néréides, Que je fendais d' un jeune bras, P136 J' ai peur de vous revoir, mais c' est une folie : Sied-il qu' un coeur comme le mien Soit assouvi jamais de la mélancolie De votre charme aérien ? 4E LIVRE (XI) P137 En cet après-midi si lourd-toujours j' y pense ! - De mon affreux pressentiment, Lorsque je t' ai revue après vingt ans d' absence, Mer, honneur de ton élément, P138 J' ai tressé de mes mains, d' amarante azurée Et de pavots, un chapelet, Pour le jeter avec mon âme déchirée Dans ton onde qui me parlait. 4E LIVRE (XII) P139 Moi qui porte Apollon au bout de mes dix doigts Je suis la fable du vulgaire ; À l' ordre un tel tribut, je l' ai dû, je le dois, Ce jourd' hui, jadis et naguère. 4E LIVRE (XIII) P141 Je te sens sur mes yeux, lune, lune brillante Dans cette nuit d' été ; Mon coeur de tes rayons distille l' attrayante Et froide volupté. P142 Si tu n' es plus Diane, et quand tu serais morte, Tu guides bien mes pas Dans l' ombre et sur le bord de la tombe, et qu' importe La vie ou le trépas ! 4E LIVRE (XIV) P143 Lorsque le pâle jour fuit avec ses mensonges, Lorsque tombe le soir, Sur la pierre marine, océan, que tu ronges, Je reviendrai m' asseoir. P144 Le mystère est en moi comme couve une flamme Dans un tas de sarments ; Je le ferai jaillir pour confronter mon âme Avec les éléments. 4E LIVRE (XV) P145 Que je suis las de toi, Paris, et de l' automne ! Que je languis souvent De voir le champ qui ploie et la mer qui moutonne Au souffle d' un bon vent ! P146 Mais quel philtre jamais, Paris, de quelle sorte, Me vaudra ta rancoeur ? Ô novembre, tu sais que c' est ta feuille morte Qui parfume mon coeur. 4E LIVRE (XVI) P147 J' écoute sur ma lèvre, ô voix cyrénéenne, Tes accents surhumains ; Et quels faisceaux, brillant de l' eau castalienne, Débordent de mes mains ! P148 Mais vous m' étiez jadis, Muses, comme une forte Liqueur riche en chaleurs, Et mon âme à présent n' est qu' une belle morte Gisante dans vos fleurs. 4E LIVRE (XVII) P149 La coupe de douleur où je me désaltère, Douce comme le miel, Emprunte d' ici-bas, certes, le caractère Le plus substantiel. P150 La vie est la fumée et la mort est son ombre ; Intérêts, capitaux, Tout est dans la balance : il faut chercher le nombre Qui règle les plateaux. 5E LIVRE (I) P153 Le trésor du verger et le jardin en fête, Les fleurs des champs, des bois, Éclatent de plaisir, hélas ! Et sur leur tête Le vent enfle sa voix. P154 Mais toi, noble océan, que l' assaut des tourmentes Ne saurait ravager, Certes, plus dignement, lorsque tu te lamentes, Tu te prends à songer. 5E LIVRE (II) P155 Dans le ciel est dressé le chêne séculaire ; Que vous me plaisez mieux, Marronniers de Paris, qu' un bec de gaz éclaire Dans ce soir pluvieux ! P156 En vain il chante, enflant ses branches insensées, La sève et le matin ; Mais votre triste front, où je lis vos pensées, Surmonte le destin. 5E LIVRE (III) P157 Pendant que l' homme court à sa tâche servile, Automne, souffle aqueux, Disperse les brins morts des arbres de ma ville Et mon âme avec eux. P158 Qu' elle flotte dans l' air, automne, où ta palette Pose un brouillard léger, Et contre le bassin qui, sombre, te reflète, S' accoude pour songer. 5E LIVRE (IV) P159 Encor sur le pavé sonne mon pas nocturne ; Ô Paris, tu me vois marcher À l' heure où l' on entend, dans l' ombre taciturne, La charrette du maraîcher. P160 Paris, ô noir dormeur, Paris, chant sur l' enclume Et sourire dans les sanglots, Que ne suis-je couché, lorsque Vesper s' allume, Sur les varechs au bord des flots ! 5E LIVRE (V) P161 Lieux où mes lentes nuits aiment à s' écouler, Ô chère porte De mon Paris, déjà le vent a fait rouler La feuille morte. Bientôt sous la lueur de la lampe, aux reflets Du brasier sombre, Pensif, j' écouterai heurter à mes volets L' aile du nombre. P162 Et moi, que l' amitié, l' amour et la douceur, Tout abandonne, Je veux goûter, avec le tabac, le berceur Extrême automne. 5E LIVRE (VI) P163 Me faudra-t-il l' horreur de l' écume et du vent, Et la bruyère et le mystère, Pour dire ta louange, à ton culte fervent, Nuit fourmillante et solitaire ? P164 Quand la ville s' endort sous tes voiles flottantes, C' est assez d' ouvrir ma fenêtre : Comme sur un grand fleuve, énorme, tu t' étends, Nuit, secrète nuit, en mon être ! 5E LIVRE (VII) P165 Pendant que je médite, agitant les pensées Où le noir destin m' a rivé, J' entends le bruit du vent dans les feuilles blessées Qui viennent couvrir le pavé. P166 Déjà sur les rameaux, abusés du zéphire, Tu passes, automne fumeux, Et je m' évanouis dans le tendre délire De mon coeur dépouillé comme eux. 5E LIVRE (VIII) P167 Belle, vivant tes jours filés par ton destin, Le souci de Cypris, ô rose, et de la lyre, Tu t' épanouiras pour orner le jardin Et saturer d' odeur l' azur qui te respire. P168 Et puisqu' il faut qu' enfin s' achève le printemps, Quand la rouille viendra sur tes pétales lisses, Abandonnant ton coeur à la pluie, aux autans, Tu goûteras la mort, ô fleur, avec délices. 5E LIVRE (IX) P169 Je ne regrette rien, ni des lauriers superbes L' honneur qui m' était dû, Ni cet heureux plaisir, fait de fruits et de gerbes, Comme un vin répandu : P170 Je vois dans tout ce deuil, dans la Parque sinistre De mes plus chers amis, Que le ciel a bien su tenir à son ministre Ce qu' il avait promis. 5E LIVRE (X) P171 Puisqu' ainsi je m' emporte au-dessus de la tourbe Des rancoeurs, des douceurs, Que mon esprit encor peut imprimer leur courbe Aux fuseaux des trois soeurs ; P172 Ah ! Laissez que j' espère et que je me remembre : La joie avec les maux Passeront sur mes jours comme un vent de septembre Passe sur les rameaux. 5E LIVRE (XI) P173 Bien qu' ainsi tu te couronnes D' une écume au goût amer, Étang, qui, pâle, frissonnes, Tu n' es pas encor la mer. Non, c' est la ligne menue De ce sombre azur là-bas Qui mon âme a seule émue, Mes yeux ne la quittent pas ; P174 Ils dévorent la distance, Mes yeux, coureurs sans repos, Mais mon amour les devance Et se mêle avec les flots. 5E LIVRE (XII) P175 Quand je viendrai m' asseoir dans le vent, dans la nuit, Au bout du rocher solitaire, Que je n' entendrai plus, en t' écoutant, le bruit Que fait mon coeur sur cette terre, P176 Ne te contente pas, océan, de jeter Sur mon visage un peu d' écume : D' un coup de lame alors il te faut m' emporter Pour dormir dans ton amertume. 6E LIVRE (I) P179 Belle source, je veux me rappeler sans cesse Qu' un jour, guidé par l' amitié, Ravi, j' ai contemplé ton visage, ô déesse, Perdu sous la mousse à moitié. P180 Que n' est-il demeuré, cet ami que je pleure, Ô nymphe, à ton culte attaché, Pour se mêler encore au souffle qui t' effleure, Et répondre à ton flot caché ! 6E LIVRE (II) P181 Solitaire et pensif j' irai sur les chemins, Sous le ciel sans chaleur que la joie abandonne, Et, le coeur plein d' amour, je prendrai dans mes mains Au pied des peupliers les feuilles de l' automne. J' écouterai la brise et le cri des oiseaux Qui volent par les champs où déjà la nuit tombe. Dans la morne prairie, au bord des tristes eaux, Longtemps je veux songer à la vie, à la tombe. P182 L' air glacé fixera les nuages transis, Et le couchant mourra doucement dans la brume. Alors, las de marcher, sur quelque borne assis, Tranquille, je romprai le pain de l' amertume. 6E LIVRE (III) P183 Aux rayons du couchant, le long de cette ornière, Je vous vois, peupliers revêtus de lumière ; Dans la pénombre, oiseaux, votre cri répété Pour la dernière fois a salué l' été ! P184 Va, brode l' horizon, brume délicieuse, D' émeraude et d' onyx poussière précieuse : Je veux me disperser ce soir dans le malheur De l' automne qui vient, de l' automne en sa fleur. 6E LIVRE (IV) P185 La lune sur le sol découpe la figure Des tilleuls ; à l' écart Je vais, et je rejette au loin, de ma nature La plus commune part. Je sens mon rêve ici croître sans violence Comme mûrit le fruit, Et du clocher du bourg, sur l' aile du silence, Un son s' élève et fuit. P186 Clartés du ciel, ô voix de l' heure, ombrage sombre, Tranquille vétusté De ces lieux, liguez-vous pour assaillir en nombre Mon coeur de tout côté. 6E LIVRE (V) P187 Je vous entends glisser avec un secret bruit Là-bas sur la pénombre verte. Entrez dans ma maison, ô souffles de la nuit, J' ai laissé la fenêtre ouverte ! Ô souffles, pour mon coeur tout chargés à présent D' erreur, de remords, d' amertume, Vous me parliez jadis lorsqu' avec le brisant Luttaient la tempête et l' écume, P188 Lorsque le long du sable aux flots harmonieux, Dans la crique et sur cette grève, D' une amitié perfide et la terre et les cieux Remplissaient mon âme et mon rêve. Mais quoi ! Vous vous taisez, esprits éoliens ! Un autre arpège se prolonge : C' est la pluie, elle tombe et je me ressouviens Tout à coup d' un autre mensonge. 6E LIVRE (VI) P189 Au milieu du jardin la fleur que je désire S' entr' ouvre en ce moment, Et la brise tout bas sous les tilleuls soupire Dans un frissonnement. P190 Errant entre ses bords, sur le gravier encore L' eau brillante bruit, Mais le rayon du jour, hélas ! Qui s' évapore Va céder à la nuit. 6E LIVRE (VII) P191 Ce canal qu' à cette heure une aube faible glace, Où je vois reflétés paisiblement les cieux, Entre deux mornes quais, loin de la vaine audace Du fleuve dont il sort, croupit insoucieux. P192 Va-t-il donc se flatter d' un destin sans réplique ? L' un peine en son repos, l' autre gît en courant ; Et ce calme étendu sur cette eau métallique N' est pas plus assuré que l' onde du torrent. 6E LIVRE (VIII) P193 L' insidieuse nuit m' a grisé trop longtemps ! Pensif à ma fenêtre, Ô suave matin, je veille et je t' attends ; Hâte-toi de paraître. Viens ! Au dedans de moi s' épandra ta clarté En élément tranquille : Ainsi l' eau te reçoit, ainsi l' obscurité Des feuilles te distille. P194 Ô jour, ô frais rayons, immobilisez-vous, Mirés dans mes yeux sombres, Maintenant que mon coeur à chacun de ses coups Se rapproche des ombres. 6E LIVRE (IX) P195 L' aube qui doucement se lève sur la ville Et se dissout dans l' air annonce un jour serein. Que j' aime à contempler votre cime tranquille, Arbres fiers que nourrit un avare terrain ! P196 Je songe, en supputant tout le mal et le pire ; Et malgré les détours dont m' abuse le sort, Je sens que sur ma lèvre erre encore un sourire, Tant mon âme s' absorbe en son dieu sans effort. 6E LIVRE (X) P197 Va-t-on songer à l' automne, À l' aquilon détesté, Quand la lumière environne La vie et le fier été ! De l' arbre au profond feuillage, Des parterres du jardin, La brise tire un langage D' allégresse et de dédain. P198 Vous qui passez sur la route, Saouls de la sève des bois, Chantez, riez ! Moi j' écoute En secret une autre voix : Qui soupire de la sorte ? Ô mon âme, n' est-ce pas Une branche déjà morte Qui vient de parler tout bas ? 6E LIVRE (XI) P199 Quand reviendra l' automne avec les feuilles mortes Qui couvriront l' étang du moulin ruiné, Quand le vent remplira le trou béant des portes Et l' inutile espace où la meule a tourné, P200 Je veux aller encor m' asseoir sur cette borne, Contre le mur tissé d' un vieux lierre vermeil, Et regarder longtemps dans l' eau glacée et morne S' éteindre mon image et le pâle soleil. 6E LIVRE (XII) P201 Hélas ! Coeur trop humain, homme de peu de foi, Aux regards éblouis d' une lumière en tête, Tu ne sauras jamais comme elle éclaire en moi, L' ombre que cette allée au noir feuillage jette ! Source: http://www.poesies.net